Philly Stands Up, pour une responsabilité communautaire

Esteban Lance Kelly

Social Justice; 2011/2012; 37, 4; Alt-Press Watch (APW)

Notre pratique de la responsabilité

L’alchimie de notre travail de responsabilisation est un mélange entre art et science. Il est certain que le travail sur les processus de responsabilité est difficile à mener.

Néanmoins, nous affirmons que des gens « ordinaires », qui n’ont jamais reçu aucune formation spécialisée, développent dans les communautés de toute l’Amérique du Nord, des processus pour rendre justice dans les situations d’agression sexuelle au sein de leurs communautés.

Ce faisant, les gens ordinaires obtiendront plus de succès, à tous égards, que l’État n’en a jamais obtenu pour faire face au chaos des questions soulevées par les actes de violence sexuelle.

Ce que nous savons aujourd’hui, nous l’avons appris par l’expérience, en faisant des erreurs. Très peu d’entre nous, dans l’histoire de Philly Stand Up (PSU), sont arrivés au groupe avec une expérience formelle préalable de travail sur les questions d’agression sexuelle, sans parler du travail avec des personnes ayant causé du tort. Nous sommes des gens ordinaires, qui savent comment faire un travail épineux et nos réalisations découlent de notre engagement envers nos valeurs et notre objectif. Nous pensons que les personnes qui ont causé du tort peuvent changer et que des tas de gens peuvent jouer un rôle crucial pour catalyser ce changement.

 

Définir la responsabilité

Lorsque nous disons que nous nous efforçons de tenir les personnes qui ont commis des agressions sexuelles responsables1 du mal qu’elles ont fait, cela signifie que nous nous efforçons qu’elles fassent plusieurs choses :

  1. Reconnaître le mal qui a été fait, même s’il n’était pas intentionnel ;

  2. Reconnaître l’impact du préjudice sur les individus et la communauté ;

  3. S’impliquer dans une réparation appropriée aux individus et à la communauté ;

  4. Développer de solides compétences pour transformer les attitudes et les comportements afin de prévenir d’autres préjudices.

     

Les cinq phases du processus de responsabilisation

Nous conceptualisons cinq phases d’un processus de responsabilisation : le début, la conception de la structure, le processus de vie, les outils que nous utilisons et la clôture d’un processus.

 

Phase 1 – Le début

Les gens nous trouvent de diverses façons : nous sommes connus car on a organisé des ateliers éducatifs, via la contribution à des zines, mais aussi grâce au bouche à oreille, à Internet ou à des connexions personnelles avec des membres individuels de PSU.

Parfois, une personne qui a causé des dommages prend contact avec nous, en disant quelque chose comme « J’ai vraiment foiré et la personne que j’ai blessée m’a dit que j’avais besoin de travailler avec vous. » D’autres peuvent dire : « Il y a quelques années, j’ai été abusive – j’ai agressé sexuellement quelqu’un – et je n’étais pas vraiment prêt à m’en occuper jusqu’à présent ». Dans nos ateliers, les gens sont souvent surpris d’entendre parler de ces situations. La réalité est que les personnes qui ont causé du tort sont une variété complexe de personnes, et en grandissant, beaucoup de gens réfléchissent à leur comportement passé et voient des problèmes qu’ils doivent résoudre.

Une autre possibilité c’est qu’une personne vienne et dise : « J’ai été agressé sexuellement par untel, que je veux tenir pour responsable ». Elle nous charge alors de retrouver cette personne et de tenter d’engager un processus de responsabilisation. Au-delà de ces cas, il y a toujours des cas où une personne qui n’est ni la survivante ni la personne qui a causé un préjudice prend contact avec nous au nom de l’une ou l’autre des parties.

En tout cas, une fois que nous avons pris contact avec la personne qui a causé le mal, nous esquissons vaguement la situation et en discutons en groupe. Nous découvrons d’abord si deux membres du collectif sont capables d’assumer cette situation (nous avons appris très tôt à nous efforcer de toujours travailler à deux). Si c’est le cas, nous discutons de ce que nous savons de la situation et nous évaluons honnêtement si nous sommes équipé.es pour y faire face. Il est toujours possible qu’il y ait des éléments de cette situation que nous ne puissions pas gérer. Parfois, nous ne sommes pas qualifié.es pour une raison ou une autre et, en essayant d’y remédier, nous pourrions causer plus de mal que de bien. Parfois, les membres de PSU refusent de s’engager dans une situation en raison d’éléments sensibles, difficiles à gérer sur le plan émotionnel.

Après avoir évalué la situation, nous organisons une rencontre avec la personne qui a causé le préjudice. Nous nous réunissons généralement dans des lieux publics comme un parc ou un café.

 

Phase 2 – Conception du processus

Ensuite, nous essayons de concevoir un processus basé sur ce que requiert la situation. Souvent, nous partons d’un document qui énumère les « demandes ». Les demandes sont des actions dont le survivant a besoin de la part de la communauté ou de la personne qui a causé le préjudice, afin d’être en sécurité et de guérir. Voici un exemple de liste de demandes courantes :

« Payer mon test de dépistage des IST/avortement/rendez-vous chez le médecin » ;

« Faire face à votre problème de drogue/alcool » ;

« Si vous me voyez quelque part, il est de votre responsabilité de quitter les lieux » ;

« Ne me parlez pas et ne me contactez pas » ;

« N’allez pas à telle ou telle réunion de groupe pour l’instant » (généralement une organisation à laquelle participent à la fois la/le survivant·e et la personne qui a causé le préjudice) ;

« Dites à toutes les personnes avec lesquelles vous couchez ou sortez que vous avez agressé sexuellement quelqu’un et que vous êtes dans un processus de responsabilisation » ;

« Écrivez-moi une lettre d’excuse sincère. »

Les exigences sont le document central de notre processus de responsabilisation. Dans les situations où nous disposons d’une liste de demandes, elles déterminent fondamentalement la conception de notre processus. Nos objectifs, en tant que facilitateurs du processus, sont de répondre aux demandes formulées par le/la survivant.e et, dans certains cas, par la communauté dans son ensemble, tant dans la lettre que dans ce qu’elle implique dans le fond. En concevant un processus particulier, nous gardons plusieurs principes à l’esprit :

Tout d’abord, nous essayons d’impliquer la personne avec laquelle nous travaillons dans la conception du processus. Si elle nous aide à établir les plans, les calendriers et les objectifs, et nous aide à réfléchir aux choses que nous pouvons faire ensemble, alors elle se sent plus investie dans tout. Les personnes seront plus réticentes à se retirer si elles ne se considèrent pas comme abandonnant un programme imposé de l’extérieur.

Ensuite, nous établissons des méthodes de fonctionnement spécifique à chaque situation. S’il s’agit d’une personne qui communique plutôt visuellement par exemple, nous faisons des dessins ou des cartes de mots pour décrire ce dont nous parlons dans une réunion. Si elle déteste lire, nous pouvons enregistrer une lecture pour elle. Si c’est difficile pour elle de rester assise pour les réunions, nous pouvons prévoir des promenades dans le quartier pendant que nous parlons. Dans le cadre de nos efforts d’engagement, nous avons même organisé des réunions consistant à faire du patinage de rue et des jeux de société. Notre devise est d’être accommodant et créatif.

Une autre pratique importante consiste à utiliser les réunions comme une occasion de modeler le comportement que nous essayons de construire chez la personne avec laquelle nous travaillons. Voici quelques exemples de la manière dont nous essayons de « montrer l’exemple »: en définissant et en maintenant des limites sociales/physiques discrètes, en s’efforçant de communiquer clairement, en faisant preuve d’empathie, en montrant du respect (qui est perceptiblement apprécié chez les personnes qui ont été ostracisées à la suite d’une agression sexuelle) et en faisant l’effort d’être totalement honnête.

Si la personne avec laquelle nous travaillons manque une réunion ou arrive en retard, nous discutons du fait qu’elle aurait pu prévenir et de en quoi cela peut être irrespectueux . Ensemble, nous établissons des règles de base pour la communication entre nous, en nous donnant des accords concrets pour responsabiliser les gens. Nous utilisons les progrès qu’ils ont réalisés en adhérant aux accords pour créer une dynamique positive ; c’est une reconnaissance de leur capacité à grandir et à changer et à s’améliorer.

 

Phase 3 – Structure de la vie

Lorsque c’est nécessaire, nous mettons souvent sur la recherche d’un équilibre et la création d’une structure dans la vie de la personne. Si elle est instable, il devient alors difficile pour elle d’être présente dans le travail que nous faisons ensemble. Dans de telles situations, il est crucial pour nous de tenir compte du contexte plus complet des défis dans leur vie. Plus elles sont bien ancrées, plus ils ont de chances de mener à bien leur processus de responsabilisation.

Aussi, nous laissons un espace de »check-up » personnel au début de chaque réunion. C’est un moment où les gens peuvent partager tout ce qu’ils souhaitent sur leur vie quotidienne, leur état émotionnel ou les obstacles logistiques. Ce « check » nous permet de connaître, par exemple, leurs progrès dans la recherche d’un thérapeute ou d’un logement stable, ou encore les entretiens d’embauche ou les visites familiales. Parfois, nous avons activement transmis des perspectives d’emploi, accompagné des personnes dans leur recherche d’un logement viable et conduit des personnes à des rendez-vous de thérapie. Ce travail d’écoute fondamentalement « humain » nous a aidés à voir ce que signifie réellement le fait de reconnaître que nous sommes tous et toutes ensemble en communauté, qu’une politique de confiance dépend du soutien quotidien et de l’interdépendance, et que personne, en dehors de cela, ne reposera dans une société juste.

 

Phase 4 – Les outils que nous utilisons

Chaque processus est unique. La plupart des réunions sont essentiellement des discussions, il s’agit de parler des histoires, des cas d’agression qui ont eu lieu, des problèmes de relations et d’innombrables questions connexes. Nous utilisons plusieurs outils généraux comme guides dans l’espace de réunion :

  • Raconter une histoire : Nous demandons à entendre des histoires, on encourage ensuite la discussion sur des dynamiques ou des thèmes émergents de ces histoires, quitte à les revisiter de manière didactique.

  • L’écriture : Donner des « devoirs » est un bon moyen de maintenir la continuité entre les réunions. Parfois, les gens écrivent leurs souvenirs d’un cas d’abus, notent ce que certains mots signifient pour eux, tiennent un journal des moments où ils et elles se sont senti frustré.es ou en colère (émotions courantes avec lesquelles nous travaillons), et tiennent un journal sur la façon dont se déroule le processus de responsabilisation

  • Jeux de rôle : En nous inspirant du Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal, nous essayons parfois de mettre en scène des interactions qui ont eu lieu ou qui pourraient avoir lieu. Le jeu de rôle est excellent pour développer les capacités de perception et d’empathie, et c’est un bon moyen pour les gens d’essayer de nouveaux comportements et de comprendre ceux du passé.

  • Lire/écouter/regarder : la plupart des situations que nous rencontrons appellent un développement de l’éducation. Il existe d’innombrables textes, films, conférences, podcasts, etc. utiles qui aident à expliquer tout ce qui se passe, du patriarcat à la toxicomanie, en passant par l’oppression intériorisée et les dynamiques du pouvoir, des privilèges et de l’oppression. Ici, notre rôle est d’adapter toutes les ressources à la personne avec laquelle nous travaillons.

     

Phase 5 – Fermeture d’un processus

L’amélioration de soi est un travail de toute une vie pour tout le monde et certainement pour les personnes qui ont un passé de violence. La plupart de nos processus de responsabilisation durent entre neuf mois et deux ans, et peuvent généralement se poursuivre à l’infini. Cela soulève la question suivante : « Quand est-il temps de mettre un terme à une situation ? Tout comme pour la thérapie, il n’y a pas de réponse objective à cette question, mais il existe certains indicateurs permettant de savoir quand il convient de mettre un terme à la situation.

Un moment évident pour clore un processus est lorsque « l’esprit » des demandes a été respectés. Par exemple, si une demande consiste à « écrire une lettre d’excuses », il ne sera pas bon pour la personne qui a causé du tort de rédiger une lettre dans les premiers mois de son processus. La rédaction d’une lettre d’excuses peut être une réponse technique à une demande, mais respecter « l’esprit » de cette demande implique de l’écrire de manière sincère et cela nécessite un long processus.

Il faut comprendre le rôle joué dans le préjudice et acquérir un sentiment d’empathie pour la façon dont l’agression a affecté le/la survivant.e et la communauté. Si une demande appelle à la sobriété ou à une réduction de la consommation de substances illicites, alors la réalisation du véritable esprit de la demande nécessiterait de réduire la consommation de substances et de s’attacher à comprendre ce pourquoi le/la survivant.e (ou la communauté) en est arrivé à cette demande. Nous cherchons à ce que la personne qui cause un préjudice reconnaisse que, dans ce cas, la consommation d’alcool ou de drogues crée des conditions dans lesquelles son jugement est altéré et comment cela est lié à son comportement abusif. La véritable satisfaction de la demande passe donc par l’établissement de ce lien et la modification de la relation avec ce produit (alcool, drogue…).

Un autre indicateur de la sortie d’un processus formel est que la personne qui a causé du tort a identifié des moyens de changer le comportement qui a conduit à l’agression sexuelle et a démontré une capacité à naviguer dans les « zones grises ». Ici, il est important de voir comment elle a pratiqué ce changement dans la vie quotidienne et de sentir, en tant qu’accompagnant dans le processus, que ce changement est profond et durable.

Nous hésiterions à mettre un terme à un processus de responsabilisation si nous n’étions pas convaincu.es que les personnes avec lesquelles nous travaillons ont développé des systèmes de soutien responsables et durables dans leur vie. Nous cherchons des indices montrant qu’ils n’ont pas un ou deux, mais beaucoup d’amis honnêtes avec qui parler de questions importantes. Il peut s’agir de colocataires ou de membres de la famille en qui ils peuvent avoir confiance pour les aider lorsque des difficultés surgissent, en particulier sur des questions liées à ce travail. Nous veillons également à ce qu’ils connaissent les ressources disponibles dans la ville qui peuvent répondre à leurs besoins.

En général, la « fin » d’un processus ressemble est progressive. Au fil du temps, nous passons d’une réunion hebdomadaire à deux réunions mensuelles, puis à une réunion mensuelle, jusqu’à de simples rendez-vous moins réguliers. Au terme d’un processus de responsabilisation, les personnes avec lesquelles nous avons travaillé savent que nous sommes là pour elles chaque fois qu’elles ont besoin de nous.

 

1  Notre définition de travail est basée sur l’articulation de la responsabilité de Génération 5 dans leur document 2fD7, Toward Transformative Justice : Une approche libératoire de l’abus sexuel des enfants et des autres formes de violence intime et communautaire.