L’aventure abolitionniste

Aujourd’hui, peut être plus que jamais auparavant, des gens discutent et envisagent l’abolition des prisons. Des décennies de travail et d’organisation collective ont permis une prise de conscience que les prisons, la police et le système pénal dans son ensemble sont racistes, oppressifs et inefficaces. D’autres se demandent cependant si l’abolition n’est pas trop radicale. Pouvons-nous vraiment nous débarrasser des prisons et de la police en même temps ? La réponse est courte : Nous le pouvons. Nous devons le faire. Et nous avons en fait déjà commencé.

 

L’abolition du Prison Industrial Complex (PIC, [complexe industrialo-carcéral] ) est aussi bien une ambition politique, une analyse structurelle de l’oppression et une stratégie d’organisation pratique. Alors que certaines personnes pourraient penser que l’abolition est avant tout un projet négatif – « Détruisons tout et espèrons un monde meilleur » – l’abolition du PIC est plutôt une projection où nous avons tout ce dont nous avons besoin : nourriture, logement, éducation, santé, art, beauté, eau potable, et plus encore. Des choses qui sont fondamentales pour notre sécurité personnelle et communautaire.

Ces projections sont reliées à des actes. Comme nous l’a appris le militant Black Power Kwame Ture ( NdT : plus connu sous son nom de naissance Stokely Carmichael), « Quand vous voyez des gens qui se disent révolutionnaires parler toujours de détruire, détruire, détruire mais jamais de construire ou de créer, ils ne sont pas révolutionnaires. Ils ne comprennent pas que le premier geste révolutionnaire c’est de créer ». L’abolition du PIC est un projet positif qui se concentre, en partie, sur la construction d’une société où il est possible de remédier au mal sans s’appuyer sur des formes structurelles d’oppression ou sur les systèmes violents qui les renforcent.

Certaines personnes peuvent se demander : « Cela signifie-t-il que je ne pourrai jamais appeler les flics si ma vie est en grave danger ? Ce n’est pas la question centrale de l’abolition. Au contraire, l’abolition nous met au défi de nous demander « pourquoi n’avons-nous pas d’autres options ? » et nous pousse à envisager de manière créative les façons dont nous pouvons développer, construire et essayer d’autres moyens de réduire les torts. Les tentatives répétées d’amélioration de la seule option offerte par l’État, malgré la constance de sa corruption et de son caractère préjudiciable, ne réduiront ni ne résoudront le problème qui a nécessité son recours. Nous avons besoin d’options plus nombreuses et efficaces pour le plus grand nombre de personnes.

Emprunter les chemins de l’abolitionnisme suscite d’autres questions susceptibles d’ouvrir des voies significatives et transformatrices : A quoi servent réellement les prisons et la police ? La plupart des gens supposent que l’incarcération contribue à réduire la violence et la criminalité, en pensant : « Le système de sanctions pénales est peut-être raciste, sexiste, classiste, validiste et injuste, mais il me protège au moins de la violence et de la criminalité ».

Sauf qu’en fait, non. L’augmentation des taux d’incarcération a un impact minimal sur les taux de criminalité. La recherche et le bon sens suggèrent que la précarité économique est corrélée à des taux de criminalité plus élevés. En outre, criminalité et préjudice ne sont pas synonymes. Tout ce qui est criminalisé n’est pas nuisible, et tout préjudice n’est pas nécessairement criminalisé. Par exemple, les pratiques de wage theft (NdT : qui permettent à un employeur de ne pas verser son salaire à un employé légalement, en déclarant son entreprise en faillite par exemple) par les employeurs n’est généralement pas criminalisé, mais il est certainement nuisible.

Même si le système de sanctions pénales était exempt de racisme, de classisme, de sexisme et d’autres ismes, il ne serait pas capable de s’attaquer efficacement aux préjudices. Par exemple, si nous voulons réduire (ou mettre fin) à la violence sexuelle et sexiste, le fait de mettre quelques auteurs en prison ne fait pas grand-chose pour arrêter les nombreux autres auteurs. Cela ne change rien à une culture qui rend ce préjudice imaginable, ne responsabilise pas les auteur.e.s de ces actes, ne favorise pas leur transformation et ne répond pas aux besoins des survivant.e.s.

Un mouvement de défense de la justice transformatrice, principalement mené par des survivant.e.s noir.e.s, indigènes et de couleur, a émergé au cours des deux dernières décennies pour offrir une vision différente de la résolution des violences et de la transformation de nos communautés.

Un monde sans mal n’est pas possible et n’est pas ce qu’une vision abolitionniste prétend réaliser. La politique et la pratique abolitionnistes soutiennent plutôt que le fait de se débarrasser des gens, en les enfermant dans des prisons, ne fait rien de significatif pour prévenir, réduire ou transformer le mal dans son ensemble. Cela n’encourage que rarement, voire jamais, les gens à assumer la responsabilité de leurs actes. Au contraire, notre système judiciaire accusatoire décourage les gens à reconnaître, et encore moins à assumer la responsabilité des préjudices qu’ils ont causés. Dans le même temps, il nous permet d’éviter d’avoir à nous demander mutuellement des comptes, et de les déléguer à une tierce partie – une tierce partie qui a été créée pour dissimuler les échecs sociaux et politiques. C’est vers une voie complètement différente de prise en charge des préjudices que nous emmène l’imaginaire abolitionniste.

Aucun d’entre nous n’a toutes les réponses, sinon nous aurions déjà mis fin à l’oppression. Mais si nous continuons à construire les mondes que nous voulons, à essayer de nouvelles choses et à apprendre de nos erreurs, de nouvelles possibilités apparaissent.

Voici comment commencer.

Tout d’abord, lorsque nous entreprenons d’essayer de transformer la société, nous devons nous rappeler que nous devrons également nous transformer nous-mêmes. Notre imagination de ce que peut être un monde différent est limitée. Nous sommes profondément empêtrés dans les systèmes mêmes contre lesquels nous nous organisons. La suprématie blanche, la misogynie, le validisme, le classisme, l’homophobie et la transphobie existent partout. Nous avons tous si bien intériorisé ces logiques d’oppression que si l’oppression devait prendre fin demain, nous serions susceptibles de reproduire les structures précédentes. Le fait d’être intentionnellement en relation les uns avec les autres, de faire partie d’un collectif, aide non seulement à imaginer de nouveaux mondes mais aussi à nous imaginer différemment. Rejoignez quelques-unes des nombreuses organisations, collectifs ou groupes religieux qui s’efforcent d’apprendre et de désapprendre – par exemple, ce que l’on ressent lorsqu’on est réellement en sécurité ou ceux qui nomment et contestent la suprématie blanche et le capitalisme racial.

Deuxièmement, nous devons imaginer et expérimenter de nouvelles structures collectives qui nous permettent de prendre des mesures davantage fondées sur des principes éthiques, comme l’adoption d’une responsabilité collective pour résoudre les conflits. Nous pouvons tirer des leçons des mouvements révolutionnaires, comme le Mouvement des travailleurs sans terre du Brésil (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra), qui ont constaté que lorsque nous créons des structures sociales moins hiérarchisées et plus transparentes, nous réduisons la violence et les préjudices.

Troisièmement, nous devons simultanément nous engager dans des stratégies qui limitent les interactions entre les gens et le système pénal. Les abolitionnistes s’investissent pour cela régulièrement dans des campagnes et des actions d’entraides et de solidarité. Nous devons nous rappeler que l’objectif n’est pas de créer un système carcéral et policier plus doux car, comme je l’ai déjà remarqué, un système carcéral et policier plus doux ne répondra pas mieux aux préjudices. Au contraire, nous voulons nous défaire de ces systèmes en créant le monde dans lequel nous voulons vivre.

Quatrièmement, comme le dit bien l’universitaire et militante Ruth Wilson Gilmore, la construction d’un monde différent exige non seulement que nous changions notre façon de traiter les préjudices, mais aussi que nous changions tout. Le PIC est lié dans sa logique et son fonctionnement à tous les autres systèmes – de la façon dont les étudiants sont poussés hors des écoles lorsqu’ils n’obtiennent pas les résultats escomptés à la façon dont les personnes handicapées sont exclues de nos communautés, en passant par la façon dont les travailleurs sont traités comme des objets jetables.

Commençons notre aventure abolitionniste non pas par la question « Qu’avons-nous maintenant et comment pouvons-nous l’améliorer ? Demandons-nous plutôt : « Que pouvons-nous imaginer pour nous-mêmes et pour le monde ? » Si nous faisons cela, alors des possibilités illimitées d’un monde plus juste nous attendent.