Qu’est-ce qui nous met vraiment en sécurité ? La justice transformatrice plutôt que la police
Melanie Brazzell
https://www.akweb.de/bewegung/mit-transformative-justice-zu-mehr-sicherheit-ohne-polizei/
Sun-Hi est maltraitée par son mari, Cho, un avocat reconnu dans la communauté coréano-américaine. Lors d’une dispute, leurs enfants appellent la police. Mais Cho, qui s’exprime mieux que Sun-Hi en anglais, convainc les officiers que sa femme l’a attaqué. Après l’arrestation de Sun-Hi, Cho demande le divorce et la garde exclusive des enfants. Sun-Hi quant à elle, se retrouve à la rue, sous le coup d’un éloignement de domicile. Diane, une jeune femme de couleur, active dans des projets politiques locaux, se lie d’amitié avec Tom, membre d’un CBO1. Bien que Diane indique clairement dès le début qu’elle n’est pas intéressée par une relation sexuelle, Tom l’entraîne dans des situations sexuelles non souhaitées, qu’elle considère comme des viols. Mais Diane n’appelle pas la police. Elle ne connaît que trop bien les effets dévastateurs de l’autorité de l’État sur sa communauté et ne pense pas que l’arrestation de Tom apporterait une vraie justice ou une guérison. Pour de nombreuses femmes trans et cis qui sont victimes de violence conjugale, de discrimination au travail ou de harcèlement dans la rue, la police et la justice ne sont pas des institutions sûres. Au contraire, elles signifient généralement davantage de violence, ou pire, criminalisent les femmes en tant que coupables. Alors que le peu d’État-providence aux États-Unis s’effondre, l’État punitif prend le dessus. Depuis les années 1970, il répond de plus en plus à des problèmes sociaux tels que la pauvreté avec des stratégies dures de maintien de l’ordre, en installant des systèmes de surveillance raciale et de criminalisation et en restreignant la liberté de mouvement. Ce n’est pas pour rien que le mouvement Black Lives Matter milite pour l’abolition de la police et des prisons. Aucun pays au monde n’emprisonne un pourcentage aussi élevé de sa propre population. Ce système ne peut pas constituer la réponse à la violence, qu’elle soit interpersonnelle ou étatique.
L’appel des féministes à la punition et aux prisons
Et pourtant, depuis les années 1970, de nombreuses féministes mainstream et de plus en plus d’organisations LGBTQ2 aux États-Unis se sont tournées vers l’État pour exiger qu’il protège les femmes et les queers. Ils et elles collaborent souvent avec la police et la justice, par exemple pour obtenir des ordonnances de protection contre des auteurs de fait. Ce qui laisse un arrière-goût amer puisque ces mesures contribuent à l’incarcération de masse. Ce phénomène est connu sous le nom de «féminisme carcéral» – ou féminisme punitif. Cela va de pair avec les manœuvres moralistes de certains politiciens qui crient au loup et utilisent les violences sexuelles et la traite des êtres humains pour mieux renforcer l’État autoritaire3.
L’Allemagne est loin de la pratique américaine d’incarcération de masse, mais des évolutions comparables peuvent être observées. L’État-providence a été réduit pendant des années (et de manière drastique par les réformes Hartz IV), l’Allemagne a réussi à ancrer la notion de politique d’austérité en Europe et l’«été de la migration» [2015] a été suivi d’un durcissement de la loi.
Les préoccupations sécuritaires féministes et queer servent également à l’armement du régime de frontières de l’UE et des stratégies de surveillance racistes. L’exploitation médiatique des violences sexuelles du soir du Nouvel An à Cologne a été suivie par un débat sur les «pays d’origine sûrs» et l’accélération des expulsions.
Soudainement, les réformes pénales liées aux infractions sexuelles («Non, c’est non») sont devenues la priorité absolue des politicien·nes conservateurs. Leur intérêt pour les personnes affectées par les violences sexuelles n’était bien sûr éveillé que lorsque les auteurs étaient des hommes de couleur. Dans le même temps, une nouvelle loi sur la protection des prostituées a été adoptée, qui prétend mieux protéger les professionnel.le.s du sexe, mais leur impose des obligations d’enregistrement et de présentation de carte et expose ainsi les travailleuses·eurs du sexe migrants qui ne peuvent pas s’enregistrer à davantage d’illégalité et de vulnérabilité.
La demande féministe et queer pour plus d’État punitif homogénéise différents groupes et fait jouer leurs différents besoins les uns contre les autres – une politique classique du «diviser pour mieux régner».
Ce n’est donc pas un hasard si les homosexuel.le.s, les trans et les femmes de couleur ont été les premier.e.s aux États-Unis à critiquer cette approche et à chercher des alternatives à la police et aux prisons. Ils et elles ont en particulier souligné les angles morts, d’une part des organisations mainstream de lutte contre la violence qui ne traitaient que des violences conjugales et passaient sous silence la violence d’État, et d’autre part des initiatives contre la violence d’État, qui ne pouvaient fournir aucune réponse aux violences conjugales.
Solutions communautaires et transformatrices
Un mouvement est né de leur théorie et de leur pratique au cours des 20 dernières années qui a développé des alternatives pour faire face à la violence sexuelle et interpersonnelle. Ce mouvement se rassemble autour des notions de «community accountability» (qui peut se traduire en gros par responsabilité communautaire) et «justice transformatrice» (justice visant à changer les comportements).
INCITE!, Un réseau de féministes radicales de couleur, qui a un rôle pionnier dans ce mouvement, décrit les quatre piliers de cette démarche : a) soutien collectif, sécurité et autodétermination des personnes touchées; b) responsabilité et changement de comportement de l’auteur des faits; c) Développement dans la communauté de valeurs et de pratiques dirigées contre la violence et l’oppression; d) modifications structurelles et politiques des conditions qui rendent la violence possible.
Cette approche vise à une nouvelle conception de la justice et de la sécurité. La responsabilité de la violence n’est pas considérée comme une charge individuelle mais collective. Il s’ensuit que la personne qui a exercé des violences se voit proposer la possibilité de transformer son comportement plutôt que d’être punie et exclue. En même temps, la communauté est mobilisée pour soutenir la personne touchée par la violence.
À quoi ressemblent ces expériences dans la pratique? Revenons à l’histoire de Sun-Hi4. Sun-Hi a contacté MataHari, une organisation de justice sociale basée à Boston. MataHari a réuni une équipe de solidarité composée d’autres mères coréennes et blanches de la communauté de Sun-Hi. Le groupe a fourni un soutien émotionnel et a accompagné Sun-Hi pendant la procédure judiciaire, durant laquelle il a été clairement signifié à Cho que la communauté n’acceptait pas son comportement. Les femmes ont offert une assistance juridique à Sun-Hi et ont entretenu le contact avec leurs enfants.
Pour les personnes qui font face aux violences: une nouvelle compréhension de la sécurité
Alors que les centres d’aide et d’accueil institutionnels n’offrent souvent que des solutions individuelles, les communautés présentent l’avantage de pouvoir organiser un soutien collectif et quotidien. De cette manière, aucune personne touchée ne reste seule et il devient clair que la violence concerne tout le monde, même si c’est de façon différente.
La logique carcérale nous vend la sécurité comme préservation du danger (grâce à des frontières, des murs et des prisons), ou elle isole les personnes menacées (par exemple dans des foyers pour femmes).
Dans les milieux de gauche, les gens fantasment souvent sur des «espaces safe» dans lesquels rien de grave n’arrive jamais. Mais que se passerait-il si nous développions des approches qui font face à la réalité de la violence et visent à la transformer au lieu d’essayer de l’éviter? Les approches de justice transformatrice aident les personnes affectées à reprendre en main leur autodétermination avec leurs allié·es (au lieu de chercher une protection extérieure depuis une position d’impuissance). La sécurité est alors perçue comme une sorte de boîte à outils et non comme un espace clos. En Allemagne, LesMigras est l’une des principales organisations de soutien communautaire aux personnes directement touchées par la violence5.
Transformation plutôt que punition
Dans certains processus, la personne ayant exercé les violences est associée soit parce que la personne concernée le souhaite, soit parce que l’agresseur montre qu’il est prêt à le faire. Cet aspect de la justice transformatrice est particulièrement controversé. Pour beaucoup, la vengeance est la première réponse intuitive à la violence subie, et l’opportunité d’amener quelqu’un qui s’est montré violent à assumer ses responsabilités est souvent rare.
De quelle responsabilité parlons-nous alors et comment pouvons-nous la prendre en charge avec succès ?
L’initiative Creative Interventions définit son objectif ainsi : mettre fin à la violence, reconnaître la violence et ses conséquences sans condition ni objection, réparer, changer les comportements et les attitudes nuisibles afin que la violence ne se répète pas, mais aussi développer la communauté.
Alors que la logique carcérale isole quelques «pommes pourries», l’approche transformatrice reconnaît la violence comme un problème systémique, souvent perpétrée par des personnes qui ont elles-mêmes subi l’isolement, la violence ou des fêlures personnelles. (Ceci explique mais n’excuse pas la violence.) L’exclusion de l’auteur de violences ne change rien aux racines systémiques de la violence. Les relations sociales font partie de la solution: des relations qui requièrent et suscitent des discussions critiques nourries.
Diane, la protagoniste de la deuxième histoire, a demandé le soutien de ses ami.e.s et a fondé le collectif Chrysalis. Elle et ses amies ont formé une équipe de soutien et ont encouragé d’autres personnes à créer une équipe de responsabilisation pour Tom. Au cours de ce processus, il a reconnu la violence qu’il avait faite à Diane. Il a commencé à respecter ses limites, il a appris ce qu’étaient la culture du viol, les mécanismes de la violence sexuelle et les privilèges, et comment tout cela se manifestait dans son comportement. Son équipe l’a finalement aidé à réparer les dommages qu’il avait causés à Diane.
D’autres groupes (Philly Stands Up, Support New York) ont développé des modèles similaires, et en Allemagne aussi, il y a des tentatives sporadiques de travailler «de manière transformatrice» avec des auteurs de violence – avec un succès mitigé. Selon l’initiative Creative Interventions, il est important d’être « suffisamment flexible » dans ce travail pour comprendre les réactions d’évitement et de refoulement dans le cadre du processus, et « assez fort » pour tenir à distance de telles réactions – ou pour savoir quand il est temps d’arrêter un tel processus et de recourir à d’autres stratégies de protection.
La responsabilité de tous et toutes au lieu de la culpabilité individualisée
Pour illustrer ce point, je vais me référer à un exemple d’un groupe de femmes de couleur basé à Seattle appelé Communities Against Rape and Abuse (CARA)6. Marisol est active dans le groupe Unido, une organisation Chicanx qui existe à l’échelle des États-Unis7. Lors d’une conférence de son organisation, elle a été agressée sexuellement par un autre membre nommé Juan. Lorsque Marisol a rapporté ces faits à un troisième membre d’Unido, elle a appris que Juan avait déjà agressé des femmes à plusieurs reprises dans le passé – quand bien même d’autres membres d’Unido l’avaient confronté à ces actes.
Il est rapidement devenu clair que l’organisation n’avait pas fait assez pour créer un environnement sûr, sans violence sexuelle. Les femmes de l’organisation se sont réunies et ont formulé des revendications: Juan devait prendre ses responsabilités et se retirer de ses fonctions de direction à Unido. En outre, Unido s’est attelée à créer un programme éducatif sur la violence sexuelle. Depuis, Unido organise des formations sur la violence sexuelle et l’imbrication de cette thématique avec leurs luttes en tant que Chicanos et Mexicain.e.s.
On peut également observer ces approches à l’œuvre à Berlin dans la mise en place d’ «équipes de sensibilisation» ou de «règles pour des espaces plus sûrs». Dans son travail, LesMigras insiste sur le fait que des communautés conscientes de leurs responsabilités doivent d’abord se former. Si nous nous efforçons de créer des relations honnêtes et stables et un sens de la communauté où des valeurs et des visions du monde sont partagées, nous serons mieux armé·es pour faire face à la violence – et nous ne devrions plus nous en remettre à l’État lorsqu’elle survient dans nos vies.
Melanie Brazzell est co-fondatrice du Tranformative Justice Kollektivs Berlin et vit à nouveau aux États-Unis.
1 Les CBO (Community-Based Organizations) proposent un ensemble de services sociaux : accès au logement, accompagnement à la recherche d’emploi ou pour les procédures administratives, soupes populaires ou aide aux devoirs. Ces organisations peuvent être plus ou moins politisées, et tournent grâce à l’implication de « volontaires » bénévoles. Elles se concentrent sur un travail de mobilisation des habitant·es des quartiers pauvres dans le cadre de « campagnes » visant la « justice sociale ». Les CBO sont indépendantes des services publics.
2 LGBTQ signifie lesbienne, gay, bisexuelle, transgenre et queer.
3 Aux États-Unis, ces lois comprennent des registres des délinquants sexuels qui permettent la surveillance et le contrôle publics des personnes qui ont commis des «infractions sexuelles» (y compris, par exemple, uriner en public, acte souvent commis par les sans-abri). Les lois protégeant les victimes de la traite des êtres humains prévoient souvent une criminalisation accrue des travailleurs du sexe.
4 Les exemples de Sun-Hi et Diane sont tirés de l’anthologie Revolution starts at home : confronting intimate violence within activist communities, 2016.
5En 2011, ils ont publié une brochure sur ce sujet, «Giving Support».
6 La Justice Transformative Kollektiv Berlin a traduit le texte.
7 Chicanx est une auto-désignation des Américain·es d’origine mexicaine en référence à leurs racines indigènes.